samedi 8 juin 2013

Bonheur et plaisir chez Epicure

La philosophie épicurienne est un hédonisme, c’est-à-dire un culte du plaisir. 

Vivre selon la nature, selon Épicure, c’est prendre pour guide le plaisir (en grec, hédonè), « principe et fin de la vie heureuse » (Lettre à Ménécée, 121). Le plaisir nous indique clairement la voie du bonheur. « C’est en partant de lui que nous décidons tout choix et tout rejet, et c’est à lui que nous aboutissons, du fait que nous usons comme règle l’affection, pour juger de tout bien » (LM, 128). 




Épicure rappelle que « le plaisir est la fin, invoquant le fait que les animaux, sitôt qu’ils sont nés, se réjouissent du plaisir et regimbent contre la peine, naturellement et sans raisonnement » (selon Diogène Laërce, 137). L’argument est contesté par les Stoïciens, qui invoquent de leur côté le fait que l’enfant se relève même s’il se fait mal en tombant. Mais pourquoi accepter de suivre le plaisir ? « Il est nécessaire que ce soit par la nature elle-même que l’on juge ce qui est conforme à la nature ou contraire à elle », précise l’Épicurien romain Torquatus, chez Cicéron (De Finibus, I, 9). Le plaisir est une affection antérieure au raisonnement, et par là préservée de toute possibilité d’erreur. Ce n’est pas seulement quelque chose d’agréable : « c’est en partant de lui que nous commençons, en toute circonstance, à choisir et à refuser » (LM 129). En d’autres termes, le plaisir a une valeur pratique fondamentale, au sens où il est principe de choix ou critère (en grec, kritèrion) de la vie heureuse. Nous pouvons et nous devons « rapporter chacune de nos actions, en toute occasion, à la fin de la nature » (MC, XXV). Selon Epicure, la philosophie consiste à orienter nos choix en écartant les désirs vains, pour nous concentrer sur les plaisirs essentiels. 

 Le véritable plaisir est « approprié » (MC, 25) à notre nature. Il est toujours reconnaissable, en ce qu’il convient à notre constitution naturelle. Mais faut-il suivre tout plaisir ? Ce n’est pas le cas, pense Épicure : « tout plaisir, parce qu’il a une nature qui nous est appropriée, est un bien, et pourtant tout plaisir n’est pas à choisir. Il nous arrive de laisser de côté de nombreux plaisirs, quand il s’ensuit, pour nous, plus de désagréments  » (LM, 129). Inversement, certaines peines, si on arrive à les accepter, produiront de plus grands plaisirs par la suite. Tout plaisir est un bien, au sens où il est intrinsèquement bon, mais tout plaisir a aussi un coût : si le coût excède la valeur présente, mieux vaut y renoncer. Épicure affirme que le plaisir le plus fondamental réside dans l’absence de douleur du corps (en grec, aponia) et dans l’absence de souffrance pour l’âme (ataraxia). Quand on n’est pas troublé, le plaisir lui-même devient superflu. L’ataraxie épicurienne n’est pas une forme d’insensibilité, c’est le sentiment de ne manquer de rien.  

Citant Épicure, Sénèque écrit : « Du pain, de l’eau, voilà ce que la nature demande » (Lucilius, 25, 4). L’Épicurien qui médite pour atteindre le bonheur ne retourne en rien à une existence purement animale. Le sage n’est pas affranchi du besoin, ce qui voudrait dire qu’il serait affranchi de la condition humaine, mais il sait entrer sans encombre dans la vie heureuse. « Celui qui connaît bien les limites de la vie, sait qu’il est facile de se procurer ce qui supprime la souffrance due au besoin, et ce qui amène la vie tout entière à sa perfection ; de sorte qu’il n’a nullement besoin des situations de lutte » (MC, 31). Cette maxime réfute le stoïcisme, qui fait résider le bonheur dans l’effort moral et la possession de la vertu. L’épicurisme récuse par ailleurs la concurrence entre individus, aucune richesse ou situation privilégiée ne pouvant nous préserver de la mort. 

vendredi 17 mai 2013

Une société sans conflit est-elle possible ?


Une société sans conflit est-elle possible ?


Devoir sur table, 2h
Introduction et 1ère partie détaillées
Plan schématique pour le reste du devoir


Introduction

  La société nous offre régulièrement le spectacle de conflits : divorces difficiles, affrontements entre casseurs et forces de l’ordre, actions « coup de poing » pour réclamer un meilleur salaire ou défendre une usine, etc. Ces conflits consument l’énergie psychique des individus et menancent parfois l’ordre social. Qu’on les approuve ou pas, ils viennent perturber la vie individuelle et collective. Ne serait-il pas souhaitable de les éviter ? À titre individuel, nous pouvons estimer qu’une règle de prudence consiste à éviter les conflits, autant que les situations et les conséquences le permettent. Et si l’on doit les affronter, à les résoudre le plus rapidement possible.
 Le sujet : « Une société sans conflit est-elle possible ? » nous invite à questionner l’existence du conflit dans la société. Faut-il réaliser à tout prix une société harmonieuse, dans laquelle les individus et les groupes ne pourraient ou ne devraient jamais s’affronter ? Le devoir de s’entendre avec les autres sans admettre la moindre discordance, source potentielle de conflit, serait alors la morale sociale à laquelle tout individu devrait souscrire.
 Afin d’examiner ce problème, nous verrons dans un premier temps que l’existence d’une société plus harmonieuse représente un idéal parfaitement légitime. Mais le conflit peut-il être éliminé ? Nous verrons ensuite que dans la société réelle, le conflit peut perdre de sa violence, grâce à sa codification dans des formes institutionnelles. Enfin, nous soulignerons que l’effort pour supprimer le conflit dans la société représente un danger, dans la mesure où il peut conduire à l’oppression politique.


I. L’harmonie est un but légitime, que toute société doit poursuivre pour rendre meilleure la condition de ses membres.

  Parmi les raisons d’être de la société, la réduction des conflits entre individus ou entre groupes figure en bonne place.
Si nous observons la société autour de nous, nous pouvons noter que la réduction des conflits explique l’existence de règles sociales. Ainsi, la politesse veut qu’un élève laisse passer un professeur dans le couloir, afin d’éviter qu’ils ne se percutent en marchant. C’est ce que souligne Pascal au sujet de la politesse : c’est une manière de « couvrir le moi », comprenez de réduire les prétentions égoïstes et égocentriques des individus. Chacun a tendance à se faire le centre du monde, et à vouloir que les autres s’arrêtent pour l’admirer, ou s’incliner devant lui. La politesse doit consister en règles simples et en signes visibles, souligne encore Pascal : si un noble a quatre valais, il doit passer devant celui qui n’en a qu’un seul. Cela ne veut pas dire qu’il soit plus intelligent en mathématiques, ou plus courageux à la guerre. Mais si l’on se fondait sur le critère des qualités personnelles, ce serait une occasion infinie de disputes…
 Si nous pensons à l’éducation, au sens courant du terme, nous voyons qu’un individu sans éducation exprime haut et fort les désirs qui lui passent par la tête, et qu’il sera prompt à entrer en conflit avec autrui lorsque ses moindres volontés ne sont pas exécutées immédiatement. Pour un individu non éduqué, tout est source de conflit. L’éducation remplit une mission fondamentale, qui est d’intégrer les individus à la société : cela veut dire que l’individu doit apprendre à se conformer à des règles collectives.

b) La réduction des conflits améliore la vie des individus.

 Les conflits sont lourds de dangers pour la vie des individus, voire pour la société elle-même. Ainsi, Machiavel rappelle que l’histoire de Rome a été marquée par des divisions internes très graves entre le peuple et les nobles. Il s’appuie sur les récits de l’historien Tite-Live pour rappeler que la plèbe, s’estimant flouée par les nobles, fait sécession sur le Mont Sacré en - 493. La noblesse romaine est inquiète des conséquences : et si un peuple voisin déclenchait une attaque ? Les nobles acceptent alors de faire des concessions à la plèbe, concessions traduites dans des pactes ou des lois. En revanche, souligne Machiavel, les divisions entre le peuple et les nobles ont été si graves à Florence qu’elles ont conduit plusieurs fois la cité à la ruine. La guerre civile entre Guelfes et Gibelins, par exemple, s’est traduite par la persécution, la ruine ou l’exil de nombreuses familles appartenant à l’un des deux camps.

 Qu’est-ce qu’être un bon citoyen, sinon faire en sorte que son comportement ne crée pas sans cesse de conflit, mais soit le plus utile possible aux autres ? Qu’est-ce qu’être un bon gouvernant, sinon empêcher que les conflits ne mettent en péril la cohésion et le dynamisme de la société ? C’est ce que souligne Platon dans la République : dans une cité bien organisée, chacun fait ce qu’il sait faire, et n’empiète pas sur l’activité des autres. Ainsi, les individus et les groupes n’entrent pas en conflit. La cité doit rechercher l’unité pour fonctionner le mieux possible. Si les poètes, par exemple, attisent les passions et font naître de fausses représentations dans l’esprit des citoyens, alors il vaut mieux les expulser de la cité.


c) La prévention des conflits rend nécessaires des institutions, qui donnent à la société sa forme propre.

 Le droit est une création de la société, destinée à réduire la violence des conflits. Selon Emmanuel Kant, le droit a pour objet spécifique l'accord des libertés individuelles entre elles. Il ne s’agit certes pas de faire s’accorder les intentions, les opinions ou les intérêts, qui peuvent être toujours divergents, mais de leur donner une règle de coexistence. Le principe du droit est le suivant : « agis extérieurement de telle sorte que le libre usage de ton arbitre puisse coexister avec la liberté de tout un chacun suivant une loi universelle ». Le droit permet à la liberté des uns d’exister en même temps que celle des autres.

 De même, l’action politique est en grande partie motivée par la nécessité de prévenir les conflits. Chez Hobbes, les hommes s’affrontent à l’état de nature dans une « guerre de tous contre tous ». Ils se disputent les ressources disponibles, auxquelles chacun estime avoir droit. La guerre plonge les hommes dans un état de misère complète. Pour échapper à la peur, les hommes peuvent renoncer à leurs droits naturels sur toute chose et confier le pouvoir d’édicter des règles à un « Léviathan », préfiguration de l’État moderne. Le pouvoir politique dispose du pouvoir de contraindre les individus, c’est-à-dire d’assurer par les lois ou la force l’unité du corps politique.


II. Le conflit ne disparaît jamais d’une société réelle.

a)     Le droit met en place des règles qui font échapper le conflit au pur rapport de forces.
b)    C’est la violence concrète de l’affrontement qui est éliminée, pas le conflit lui-même.
c)     La divergence des intérêts et des opinions, constitutive d’une société, rend impossible la disparition du conflit à l’intérieur d’une société.

III. La recherche de l’harmonie parfaite représente un risque pour la société.

a)     La divergence, source potentielle de conflit, ne serait plus tolérée : ce serait alors la Terreur.
b)    Un pouvoir politique qui ferait régner l’ordre et l’unité à tout prix serait un pouvoir de nature totalitaire.
c)     La société civile doit accorder la priorité à d’autres valeurs plus essentielles que l’harmonie, comme la liberté.


Conclusion

Il est dangereux de rêver d’une vie ou d’une société sans conflit. Ne serait-ce pas le signe que l’on serait incapable d’affronter le conflit ? Accepter le conflit ne veut pas dire uniquement affronter autrui dans la violence. C’est aussi être capable d’examiner les causes du différend, afin de maximiser les chances que nous avons de trouver une solution acceptables des deux côtés. Sans doute le rôle du politique est-il d’accepter le conflit, au lieu de chercher à le nier, et d’encourager sa résolution pacifique. C’est la solution qu’a trouvée la démocratie, à travers l’affrontement organisé des opinions divergentes.

dimanche 12 mai 2013

la société et l'Etat

 
la société et l’État


La société désigne un ensemble d’individus qui échangent, coopèrent ou se disputent, alors que l’État désigne une institution exerçant les fonctions de commandement et de contrôle sur la société. Quand on évoque l’administration, l’armée ou la police, on pense à l’État. Mais à la réflexion, il pourrait être assez artificiel de distinguer l’État et la société. La société nous accorde des droits : ces droits resteraient purement virtuels si l’État n’était pas présent pour les garantir. C’est ce que souligne Thomas Hobbes, philosophe anglais du 17ième siècle. Comment et pourquoi passe-t-on de l’état de nature à l’État comme institution voulue par les hommes ? Nous verrons ensuite, avec John Locke, qui critique Hobbes sur ce point, que la société civile doit rester la finalité de l’Etat. Dans le cas contraire, nous assisterions à la destruction de la société civile par l’État totalitaire. Hannah Arendt en fait un symptôme du totalitarisme, dont le 20ième siècle a été le témoin.


1. de l’état de nature à l’État : Hobbes

Le point de départ de Hobbes est une expérience de pensée : imaginons les individus en dehors d’une société constituée, dans « l’état de nature » (état sans majuscule). Hobbes invente le concept philosophique d’« état de nature », en tant qu’il désigne la condition naturelle des hommes. On peut considérer qu’ils veulent à tout prix garantir leur sécurité. Selon Hobbes, l’état de nature doit être caractérisé par une insécurité extrême.

Face à un inconnu dont je ne peux deviner les intentions, je suis en droit de prévenir son agression hypothétique en prenant l’initiative de l’attaque. L’état de nature est cette condition où tous les hommes, même les mieux intentionnés, sont légitimement portés à la violence. Ce mouvement d’autodestruction de l’humanité ne correspond, par définition, à aucune période historique, mais il explique la nécessité des institutions politiques. Rien ne saurait interdire que l’on prenne soin de soi. Il existe un droit naturel, originel et inaliénable à sa propre préservation. Étant seul juge des moyens nécessaires à cette fin, chacun dispose en principe d’un « droit sur toutes choses », y compris sur les autres. Mais l’exercice immédiat de ce droit par chacun – l’attaque comme autodéfense préventive – contredit son objectif. L’état de nature semble sans issue : il tend à la destruction du genre humain.

« Il est manifeste que tant que les hommes vivent sans une puissance commune qui les maintienne tous en crainte, ils sont dans cette condition que l’on appelle guerre et qui est la guerre de chacun contre chacun. La guerre GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille ou dans le fait d’en venir aux mains, mais elle existe tout le temps que la volonté de se battre est suffisamment avérée; car de même que la nature du mauvais temps ne réside pas seulement dans une ou deux averses mais dans une tendance à la pluie pendant plusieurs jours consécutifs, de même la nature de la guerre ne consiste pas seulement dans le fait actuel de se battre, mais dans une disposition reconnue à se battre pendant tout le temps qu’il n’y a pas assurance du contraire. Tout autre temps que la guerre est la PAIX. »
Thomas Hobbes, Le Léviathan, I, XIII

Sans droit de propriété, les hommes doivent perdre le fruit de leur travail. Dans l’état de nature, nous avons continuellement peur de perdre nos biens et notre vie. Pour échapper à cet état d’insécurité et de misère, les hommes doivent renoncer à leur droit naturel sur toutes choses et le confier à l’État. Ce contrat est présenté au chapitre XIV du Léviathan.
voir manuel J. Russ, p. 168 : "le contrat"

Hobbes l’appelle le pouvoir ainsi créé « Léviathan », nom d’un monstre marin dans la Bible. Les hommes doivent renoncer à leurs droits sur toutes choses au profit d’un maître. Si les individus voulaient à nouveau juger de ce qui est bien et mal, la société retomberait dans l’état de nature.

« Hors de la société civile, ce n’est qu’un continuel brigandage, et l’on est exposé à la violence de tous ceux qui voudront nous ôter les biens et la vie ; mais dans l’État, cette puissance n’appartient qu’à un seul. Hors du commerce des hommes, nous n’avons que nos propres forces qui nous servent de protection, mais dans une ville, nous recevons le secours de tous nos concitoyens ».
voir manuel J. Russ, p. 169 : "état de nature et état de société"

Pour Hobbes, c’est le pouvoir de l’État sur les hommes qui définit la société civile. Le souverain doit pouvoir juger et disposer de tous les moyens nécessaires à la fin pour laquelle il est établi : garantir la paix. Toute limite à son pouvoir devient une entrave possible à sa fonction, et une faiblesse de l’État. Il faut donc admettre qu’il existe en tout État un pouvoir absolu, fourni par les particuliers qui se sont accordés entre eux. Ils ont renoncé à leurs droits originels en se soumettant à ce pouvoir commun.



2. la société civile, finalité de l’État : Locke


Locke conçoit le contrat social non comme une fiction méthodique, mais comme un moment historiquement situé, antérieur à l’institution des lois positives. L’argument qu’il donne à cet égard est qu’il existe encore, à la fin du XVIIe siècle, des communautés dépourvues de tout pouvoir civil, et que les relations interétatiques, n’étant pas régies par le droit, relèvent elles aussi de l’état de nature. Selon Locke, les hommes entrent dans l’état civil par un contrat d’association, ou de consentement mutuel. L’objectif est de défendre leurs intérêts civils. Le contrat civil entraîne une soumission conditionnelle : il serait dissout, si la majorité considère le gouvernement comme incapable d’assurer la sécurité.

« L’État, selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts civils. »
Voir manuel J. Russ, texte p. 228

Pour Locke, il peut exister en société relativement durable, sous l’autorité de la seule loi naturelle. D’après Locke, l’état de nature se caractérise avant tout par la liberté et l’égalité qui règne entre les hommes. Tout homme possédant les mêmes facultés que tout autre, vit naturellement sans être soumis à ses semblables. La liberté de l’état de nature n’aboutit pas à la guerre de tous contre tous : fondée sur la raison, cette liberté n’est pas la licence, mais l’exercice raisonné de la volonté. Qu’est-ce que la loi naturelle ? Cette loi est identique à la raison, qui « enseigne à tous les hommes qui prennent la peine de la consulter qu’étant tous égaux et indépendants, aucun ne doit nuire à un autre dans sa vie, sa santé, sa liberté et ses possessions » (Traité du Gouvernement civil, II, 6).

Les droits naturels et inaliénables de l’homme sont donc la liberté, l’égalité et la propriété. De ces droits découle celui de punir : tout homme peut légitimement châtier celui qui en vient à les bafouer (TG, II, 87). C’est l’origine du politique : « J’entends donc par pouvoir politique un droit de faire des lois sanctionnées par la peine de mort, et donc par toutes les autres peines de moindre importance, pour réglementer et préserver la propriété (…) » (TG, I, 3). Le droit naturel de punir rend en même temps nécessaire l’institution d’un gouvernement civil. L’exercice de la justice privée, qui tend naturellement à l’excès dans la punition, ainsi que le développement de la convoitise avec l’apparition de la monnaie, débouchent en effet sur des violations telles de la loi naturelle que les hommes en viennent à ressentir le besoin du passage à la loi positive. Les formes naturelles de société, « société conjugale » (TG, 7, 78), ou société domestique entre le maître et ses serviteurs (TG, 7, 85), ne peuvent suffire à rendre compte de la « société politique ». Les hommes l’instituent lorsqu’ils décident de transférer à un tiers le droit de garantir l’effectivité de la loi naturelle : « il n’y a de société politique que là et là seulement où chacun des membres a abandonné son pouvoir naturel et l’a remis entre les mains de la communauté (…) » (TG, VII, 87). Ainsi, le pacte social selon Locke ne consiste pas, comme c’est le cas chez Hobbes, en l’aliénation totale des droits naturels, sans autre contrepartie que la garantie de leur sûreté ; bien au contraire, ceux-ci établissent un pouvoir civil et judiciaire, dans le but qu’il conserve leurs droits naturels intacts. Le contrat lockéen réside dans la volonté des hommes de faire perdurer la vie, l’égalité, la propriété et la paix dont ils jouissent naturellement. La société civile conserve chez Locke toute son autonomie par rapport au politique.

Locke justifie ainsi la Glorious Revolution et la monarchie constitutionnelle de Guillaume d’Orange, et plus généralement, il autorise le citoyen à distinguer entre gouvernements légitimes et gouvernements illégitimes au nom de ses intérêts civils essentiels.


3. la destruction de la société civile par l’État totalitaire : Arendt

Le phénomène totalitaire est une forme de domination historiquement inédite, qui ne saurait être identifié à la tyrannie, ni davantage au despotisme. D’un point de vue structurel, il correspond au triomphe de la domination bureaucratique sur une société non plus de « classes », mais de « masses ». Sa logique intrinsèque est celle de la « terreur » et de « l’idéologie ». La première, définie comme l’usage systématique de la violence, a pour fin de réaliser la seconde. L’idéologie, lorsqu’elle est assimilée au mouvement supérieur de la Nature ou de l’Histoire, fait figure d’absolu, supérieur aux lois positives et à toute morale existante. Pour un peuple, l’accomplissement idéologique se présente comme le seul destin possible, sous l’autorité du Chef. L’idéologie nie radicalement la capacité critique et la liberté d’agir individuelle. L’État met en œuvre la fabrication et le conditionnement d’un nouveau genre humain. En réfutant tout principe d’action individuel, le totalitarisme se définit-t-il encore comme un phénomène politique ? En supprimant l’espace public, où s’inscrivent les relations humaines, il dissout le monde commun de la politique. Il entraîne la destruction toute forme de vie publique.

Dans ce texte tiré des Origines du totalitarisme, Arendt explique que le droit devient quantité négligeable dans le fonctionnement de l’État totalitaire.

« Encore plus troublante sur la manière dont les régimes totalitaires traitèrent la question constitutionnelle. Durant leurs premières années d’exercice du pouvoir, les nazis firent pleuvoir une avalanche de lois et de décrets, mais ne se soucièrent jamais d’abolir officiellement la Constitution de Weimar. Ils maintinrent même, à peu de choses près, les administrations en place, ce qui induisit bien des observateurs nationaux et étrangers à espérer une limitation de l’activité du parti et une normalisation rapide du nouveau régime. Cependant, lorsque la promulgation des lois de Nuremberg mit un terme à cette évolution, il apparut que les nazis eux-mêmes ne se sentaient nullement concernés par leur propre législation. Bien plutôt, seule comptait pour eux « la constante marche en avant vers des objectifs sans cesse nouveaux » ; si bien que, finalement, « le but et le champ d’action de la police secrète d’État » comme de toutes les autres institutions de l’État et du parti créées par les nazis ne pouvaient « en aucune manière rentrer dans le cadre des lois et des règlement édictés pour elles ». En pratique, cet état permanent d’anarchie se traduisit par le fait que « nombre de règlements en vigueur ne furent plus rendus publics » (citations de Theodor Maunz, Gestalt und Recht der Polizei, 1943). Sur le plan théorique, cela répondait à la maxime de Hitler selon laquelle « l’État total doit ignorer toute différence entre la loi et l’éthique » ; car si l’on pose en principe que la loi en vigueur est identique à l’éthique commune, telle qu’elle jaillit dans la conscience de tous, il n’est assurément plus ncéessaire de rendre publics les décrets. L’Union soviétique, où l’administration prérévolutionnaire avait été exterminée sous la révolution, et où le régime n’avait porté qu’un intérêt minime aux questions constitutionnelles à l’époque du changement révolutionnaire, ne négligea pas cependant de promulguer en 1936 une Constitution très élaborée, entièrement nouvelle (…) ; événement qui fut salué, en Russie et à l’étranger, comme la conclusion de la phase révolutionnaire. Pourtant, la promulgation de la Constitution fut le signal de la gigantesque purge qui, en presque deux ans, liquida l’administration en place, effaça toute trace de vie normale et annula le redressement économique opéré au cours des quatre années qui avaient suivi l’élimination des koulaks et la collectivisation forcée de la population rurale. À compter de ce moment, la Constitution de 1936 joua exactement le même rôle que la Constitution de Weimar sous le régime nazi : on n’en tint aucun compte mais on ne l’abolit jamais. »

(Quarto Gallimard, « le totalitarisme au pouvoir », in Les Origines du totalitarisme, Œuvres complètes, II, pp. 725-726).

Voir la présentation du film Hannah Arendt, de Margarethe von Trotta, sorti le 24 avril 2013.

 l'actrice allemande Barbara Sukowa dans le rôle de Hannah Arendt

mercredi 1 mai 2013

Descartes : commentaire corrigé

M. Foglia
Lycée Xavier Marmier, Pontarlier


Commentaire d’un texte philosophique : corrigé


La principale différence qui est entre les plaisirs du corps et ceux de l'esprit, consiste en ce que, le corps étant sujet à un changement perpétuel, et même sa conservation et son bien-être dépendant de ce changement, tous les plaisirs qui le regardent ne durent guère ; car ils ne procèdent que de l'acquisition de quelque chose qui est utile au corps, au moment qu'on le reçoit ; et sitôt qu'elle cesse de lui être utile, ils cessent aussi, au lieu que ceux de l'âme peuvent être immortels comme elle, pourvu qu'ils aient un fondement si solide que ni la connaissance de la vérité ni aucune fausse persuasion ne le détruisent.
Au reste, le vrai usage de notre raison pour la conduite de la vie ne consiste qu'à examiner et considérer sans passion la valeur de toutes les perfections, tant du corps que de l'esprit, qui peuvent être acquises par notre conduite, afin qu'étant ordinairement obligés de nous priver de quelques-unes, pour avoir les autres, nous choisissons toujours les meilleures. Et parce que celles du corps sont les moindres, on peut dire généralement que, sans elles, il y a moyen de se rendre heureux.

Descartes, Lettre à Elisabeth, le 1er juin 1645





Introduction

  On peut se demander si c’est le corps ou l’âme qui contribue le plus au bonheur. Faut-il rechercher plutôt les plaisirs du corps, ou bien ceux de l’âme ?
 Dans ce texte, Descartes cherche à démontrer que seuls les plaisirs de l'âme sont essentiels pour être heureux, à la différence de ceux du corps, dont on peut se passer. Son argumentation consiste à examiner d’abord la nature de ces deux types de plaisir, avant d’établir une priorité entre eux. Nous verrons que le plaisir seul n’est pas un guide suffisant pour le bonheur, aux yeux de Descartes. Le bonheur implique le bon usage de la raison.
 Dans le premier mouvement du texte (l. 1 à 8), Descartes établir la valeur des plaisirs du corps et de l’âme dans le temps. Il montre le caractère éphémère des plaisirs du corps, avant de souligner que ceux de l’âme peuvent être indestructibles. Dans le second mouvement (l. 9 à 14), il souligne le rôle de la raison dans la vie quotidienne comme faculté de choix, et justifie l’option selon laquelle les plaisirs du corps ne sont pas essentiels au bonheur.



I. Les plaisirs du corps sont éphémères.

  Comment caractériser la différence entre les plaisirs du corps et les plaisirs de l’âme ? Descartes est connu pour son dualisme métaphysique : le corps et l’esprit sont pour lui deux substances distinctes. Le plaisir n’est-il pas un phénomène qui témoigne de l’union de l’âme et du corps ? Est-il même possible de distinguer entre des plaisirs corporels et des plaisirs spirituels ?
 Le premier mouvement du texte vise à expliquer « la principale différence entre les plaisirs du corps et deux de l’esprit » (l. 1). Descartes pose cette différence dans le temps. Le corps change sans cesse, il est « sujet à changement perpétuel » (l. 2), non seulement en fonction des âges de la vie, mais aussi des circonstances et même de l’instant. L’auteur ne propose pas d’exemple, mais on en trouvera facilement dans la vie de tous les jours, par exemple lorsque nous ressentons un frisson dehors, sous l’effet du froid, et que l’on éprouve du plaisir en rentrant dans une pièce bien chauffée. Descartes en déduit que les plaisirs du corps « ne durent guère » (l. 4). Ainsi, lorsque nous avons faim, le fait de manger nous procure du plaisir, mais lorsque nous sommes rassasiés, manger davantage peut nous causer du déplaisir. L’auteur souligne que ces plaisirs sont étroitement liés à la « conservation » et au « bien-être » (l. 3) du corps : on peut en déduire que ces plaisirs ont une fonction vitale, et par conséquent, qu’ils sont un guide précieux. À aucun moment, Descartes ne dit que ces plaisirs seraient superficiels ; on peut même supposer qu’ils peuvent être très intenses, au moment où ils procurent la satisfaction dont le corps a besoin.
 Pourtant, la fonction physiologique que remplissent les plaisirs corporels permet à l’auteur de poser des limites. Les besoins du corps changent, et avec eux les plaisirs qui procèdent de leur satisfaction. Dans la phrase suivante, la tournure restrictive « ne…que » vise à souligner le caractère conditionné, et donc limité dans le temps, de ce type de plaisir : « ils ne procèdent que de l’acquisition de quelque chose qui est utile au corps » (l. 4-5), ce qui permet à Descartes de restreindre leur existence au « moment » (l.5) où le corps les éprouve. On pourrait toutefois se demander si le principe posé dans le texte, à savoir que les plaisirs correspondent à quelque chose d’utile pour le corps, est toujours vérifié. Ainsi, lorsque je suis charmé par un parfum délicat, ce plaisir correspond-il vraiment à la satisfaction d’un besoin ou d’un désir corporel ? Le parfum n’a-t-il pas un aspect gratuit ou futile ? Toutefois, la présence d’un parfum peut lasser, à la longue : la thèse de Descartes semble justifiée même si l’utilité n’est pas en jeu.
 À l’inverse, les plaisirs de l’âme ne semblent pas soumis à la même instabilité. Descartes ne démontre pas ici que l’âme est moins changeante que le corps, ce que nous enseigne pourtant la mutation de nos pensées d’instant en instant. Il pose que les plaisirs de l’âme « peuvent être immortels comme elle » (l. 7). Quel est le sens de cette possibilité ? Il s’agit pas de savoir si l’âme est immortelle ou pas, mais d’offrir à ces plaisirs un « fondement si solide » (l. 8) que rien ne doit pouvoir les détruire. Descartes déclare les plaisirs de l’âme susceptibles d’immortalité, à la double condition qu’ils soient capables de résister à la « connaissance de la vérité » d’un côté, à l’action d’une « fausse persuasion » (l. 8) de l’autre. Cette double condition est assez curieuse, et il faut maintenant l’expliquer. Il existe des plaisirs de l’âme qui reposent sur une illusion, par exemple lorsque certains s’imaginent être des rois, alors qu’ils sont très pauvres, ou bien être vêtus d’or et de pourpre, alors qu’ils vont tout nus : c’est le tableau que dresse Descartes de la folie dans les Méditations métaphysiques, dans la Méditation I. En ce cas, la découverte de la vérité anéantira le plaisir lié à l’illusion. Les plaisirs qui ne seraient pas fondés sur la connaissance de la vérité ne sont donc pas susceptibles d’éternité. Il doit exister par ailleurs des plaisirs qui sont fondés sur la certitude de connaître le vrai, mais que cette seule certitude ne suffit pas à garantir dans le temps. Il faut encore que la connaissance de la vérité puisse résister efficacement aux discours qui tentent de me persuader du contraire.
 L’auteur a exposé à sa correspondante la « principale différence » entre les plaisirs du corps et les plaisirs de l’âme. On peut supposer qu’il en existe d’autres, et que Descartes se donnera le loisir de les expliquer de vive voix à Elisabeth si le besoin s’en fait sentir. Dans l’immédiat, le philosophe revient à une question plus fondamentale, à savoir si l’on a plus besoin, pour être heureux, des plaisirs du corps ou de deux de l’âme.


II. Cultiver les qualités de l’âme pour être heureux.

  La simple accumulation des plaisirs du corps et de l’esprit peut-elle nous conduire au bonheur ? Pourtant, nous faisons l’expérience que la vie ne nous permet pas de suivre tous les plaisirs qui se présentent à nous. S’il faut choisir, quel type de plaisir cultiver en priorité ?
 Dans un mouvement de pensée qui tranche nettement avec le précédent, Descartes introduit la notion de raison. Il n’est plus question dans l’immédiat de plaisirs, mais de l’« usage de notre raison » (l. 9) et des « perfections » que nous pouvons acquérir par notre « conduite » (l. 10). Tout se passe comme si le souci premier de l’auteur était ici de préciser l’usage exact ou « vrai » (l. 9) que nous pouvons faire de notre raison dans la vie quotidienne. Alors que la notion de plaisir renvoyait plutôt à la passivité, que ce soit celle du corps ou de l’esprit, il est maintenant question d’une attitude active, de « perfections (…) qui peuvent être acquises par notre conduite » (l. 10-11). Ce changement de perspective concerne également le plaisir, mais le mot n’apparaît plus, comme s’il était remplacé par celui de « perfections » (l. 10). Le plaisir dont il est ici question, de manière sous-jacente, semble plus proche d’une vertu que d’un sentiment. La perfection est l’effet voulu d’une conduite, la conséquence réfléchie de nos choix, et non quelque chose d’agréable qui se produirait le plus souvent par hasard. La vie dont parle Descartes est guidée par l’activité de la raison : il ne s’agit plus d’éprouver, mais de choisir, non pas de recevoir, mais de se « rendre heureux » (l. 14) par soi-même. Doit-on penser que l’attitude active exposée ici pourrait relever de l’auto-suggestion, voire de l’illusion ? Il se pourrait que l’attitude active décrite par Descartes, de santé fragile, permette de compenser activement les imperfections du corps par une détermination intellectuelle et morale, capable de nous rendre heureux.
 L’auteur souligne que le choix auquel nous devons procéder n’est pas une option facultative, mais une nécessité ordinaire de la vie. Nous sommes « ordinairement obligés » (l. 12) de procéder à des choix. Descartes rappelle la finitude de la condition humaine : nous ne pouvons pas cumuler tous les plaisirs. Entasser indéfiniment les plaisirs de toutes sortes, comme se le proposaient les Cyrénaïques grecs, est peut-être une conduite valable aux yeux d’une raison abstraite, mais cette philosophie se heurte à la nécessité de choisir dès lors que nous sommes confrontés à la vie réelle. La dimension théorique de la raison n’est pourtant pas négligée par Descartes, comme le montre bien l’activité d’examen et d’évaluation qu’il lui confie (l. 9). Mais l’usage de la raison a ici une finalité pratique : il s’agit de bien fonder nos choix, afin que la conduite de la vie puisse nous conduire efficacement vers le bonheur. Descartes ne néglige pas le corps au profit de l’âme, le terme de perfection concernant l’un aussi bien que l’autre, de manière très explicite. Sa philosophie du bonheur n’est pas un ascétisme, au sens où il faudrait se priver volontairement des plaisirs du corps pour mieux jouir de choses spirituelles. Jusqu’à la dernière phrase du texte, l’auteur n’a pas tranché entre les diverses perfections dont la vie humaine est potentiellement riche. La santé du corps est une perfection qui peut nous apparaître très utile, et très désirable : dans son œuvre, Descartes ne souligne-t-il pas que la médecine est l’un des fruits les plus utiles de l’exercice de la raison et du développement de la science ? N’est-ce pas aussi ce que dit la sagesse populaire, que la santé est le premier des biens ?
 La préférence que Descartes accorde finalement aux perfections de l’esprit est motivée par le fait que les perfections du corps sont « moindres » (l.13). Si l’on se réfère au premier mouvement du texte, on doit comprendre que les plaisirs du corps, qui ne durent pas, ont une existence plus courte que ceux de l’esprit. Toutefois, on doit noter que l’affirmation de l’auteur est nuancée par l’adverbe « généralement » (l. 14), et qu’elle ne consiste pas à discréditer les plaisirs du corps au profit de ceux de l’esprit. Quel est le sens final de la réponse apportée par l’auteur à la question du bonheur ? Nous pouvons nous « rendre heureux » (l. 14) sans avoir à acquérir les perfections du corps, parce que les qualités de l’esprit sont les plus essentielles. Il faut préciser aussitôt que le corps peut très bien apporter une contribution au bonheur, d’une part, et d’autre part que la priorité accordée en général à l’esprit admet des exceptions. La priorité accordée par Descartes à la vie de l’esprit n’est pas une priorité absolue : nous pouvons et nous devons même supposer qu’il y a des perfections du corps, comme la santé, qui apportent une contribution essentielle au bonheur. L’activité d’examen propre à la raison, dans la vie courante, garde par conséquent tout son sens, et pourra déboucher sur des choix motivés mais différents. Ce ne serait pas le cas si le choix de l’esprit était exclusif.



Conclusion

  Le dessein de Descartes dans ce texte est sans doute de montrer que l’on peut être heureux sans jouir d’une santé éclatante et même que nous le pouvons en affrontant la maladie. Cela ne veut pas dire que nous devrions négliger le corps au profit de l’esprit : nous comprenons ici que l’activité de l’esprit doit avoir la priorité sur ce que nous pouvons ressentir physiquement.
 La substitution du terme de perfection à celui de plaisir au cours du texte est également révélatrice de l’attitude active que Descartes estime la plus appropriée pour atteindre le bonheur. Ce n’est pas de ressentir davantage de plaisirs qui nous rendra heureux, mais d’effectuer les bons choix, non seulement pour ne pas avoir à regretter par la suite le chemin que l’on a emprunté, mais surtout pour pouvoir « marcher avec assurance en cette vie », comme le souligne le Discours de la méthode. Nous pouvons alors espérer que le bonheur qui nous est procuré par la conduite raisonnable de la vie ne s’arrêtera pas avec la mort corporelle, mais accompagnera notre âme pour toujours.

mardi 30 avril 2013

La politique doit-elle conduire les hommes au bonheur ?


 La politique a-t-elle pour finalité le bonheur ?

(voir Aristote, Ethique à Nicomaque, manuel J. Russ, texte p. 112)

Née du besoin, l’association des hommes existe en vue du bonheur. 
Un être vivant atteint le bonheur lorsqu’il s’est développé complètement, et agit conformément à ce qui lui propre. C’est alors qu’il peut donner le meilleur de lui-même. Chez Aristote, cette conception est étroitement liée aux notions de puissance et d’acte. Le développement du vivant consiste à passer de ce qui est "en puissance" à ce qui est "en acte". Par exemple, l'enfant est un être rationnel en puissance ; grâce à l'éducation, il devient une raison en acte. C'est la même progression que l'on retrouve entre un élève qui "a du potentiel" et un élève qui "obtient des résultats".

Or, l’homme ne peut s’épanouir seul, il a besoin des autres. Aristote place l’idéal grec d’auto-suffisance (autarkeia) non pas au niveau de la cité, et non de l'individu. « La condition de se suffire à soi-même est la fin de tout être, et ce qu’il y a de meilleur pour lui ». C'est en vivant en société que tous nos besoins peuvent être satisfaits, et que toutes nos potentialités peuvent s'accomplir. Selon Aristote, la ville est donc la "cause finale" de la famille, du groupe et du village.

Qu'est-ce qu'une fin en soi, ou une fin dernière ? Quand nous nous interrogeons sur le sens de notre action, c'est la fin au-delà de laquelle nous ne pouvons pas remonter. Sinon, cela voudrait dire que nos désirs et nos projets n’auraient pas de sens ultime. Cette fin, c’est le bonheur, note Aristote : nous ne voulons pas être heureux pour autre chose. En revanche, si nous travaillons, ou gagnons de l’argent, c’est en général pour être heureux.

La connaissance de la fin dernière doit permettre de mieux nous orienter dans la vie, dit Aristote, qui utilise la métaphore des archers. Si nous connaissons la cible, nous avons beaucoup plus de chances de viser juste.


La politique est ici envisagée comme connaissance, et non pas seulement comme vie en commun. C’est la connaissance élargie du juste et de l’injuste, des manières dont nous pouvons organiser la vie en commun. Chaque citoyen doit apprendre pour contribuer utilement à la vie en commun, grâce au développement de la raison et de la parole. Comme chez Platon, raison et politique entretiennent un lien étroit chez Aristote.

Les sciences comme la stratégie militaire, la gestion (l'économie, en grec) ou la rhétorique apparaissent subordonnées à la politique, au sens où leur utilité est déterminée par la connaissance de ce qui est juste ou injuste pour la cité. Sans la politique, l’homme ne sait pas dans quelle direction il peut faire bon usage de ses connaissances et de ses compétences. C'est pourquoi Aristote parle de la politique comme d'une science "architectonique", au sens où les autres sciences lui son subordonnées.

L'existence politique de l'homme n'est donc pas seulement le fait de vivre dans la cité, c'est l'activité de la raison pour connaître et réaliser le bien commun. Aristote explique que la raison se manifeste en politique comme délibération : l'homme délibère pour atteindre "le meilleur des biens réalisables pour l'homme" (Ethique à Nicomaque, texte 16, p. 113).

La vertu qui correspond à la bonne délibération est la prudence (phronèsis). La prudence désigne chez Aristote la capacité à bien délibérer, c'est-à-dire à prendre la bonne décision dans les affaires humaines. L'exercice de la raison, en politique, est orienté vers l'action et non vers la connaissance elle-même. C'est ce qui explique que la connaissance ne fait pas tout, en politique : sur ce point, Aristote s'éloigne de Platon. "Certaines personnes sont plus qualifiées pour l'action que d'autres qui savent : c'est le cas notamment des gens d'expérience". 

Aristote prend un exemple tiré de la diététique. On sait que les viandes blanches sont plus faciles à digérer et meilleures pour la santé que les viandes rouges. Mais si l'on ignore que le poulet est de la viande blanche, et que le boeuf est de la viande rouge, on reste incapable de prendre une décision concrète sur le type de viande (poulet ou boeuf, dinde ou agneau, caille ou porc) qu'il vaut mieux choisir concrètement. La connaissance diététique fait comprendre, par analogie, comment fonctionne la connaissance en politique. Il faut avoir des connaissance générales et des connaissances singulières, mais on accordera la préférence aux connaissances portant sur le singulier. Avec la notion de prudence, Aristote s'oppose ici à son maître Platon, pour qui l'Idée de Justice est plus désirable que ses réalisations concrètes.




samedi 27 avril 2013

la dimension politique de l’existence humaine

Aristote : « l’homme est un animal politique » 
(manuel J. Russ, texte p. 111)

L’homme est l’animal sociable au plus haut degré, il est fait pour vivre en communauté. Il s’agit bien d’un « animal » : Aristote pense que la communauté politique poursuit une fin inscrite dans la nature.

Comment connaissons-nous la fin que la nature assigne à l’homme ? 
Nous pouvons la connaître : c’est le pari philosophique d’Aristote.
Tout d’abord, l’homme a naturellement l’usage de la parole. Aristote distingue entre la parole et la voix.
« Seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole ; la voix est le signe de la douleur et du plaisir, et c’est pour cela qu’elle a été donnée aussi aux autres animaux. »
La parole ne fait pas qu’exprimer le plaisir et la peine, le fait que l’on désire ou que l’on déteste. La parole peut faire comprendre aux autres l’utile et le nuisible, et par conséquent aussi, souligne Aristote, le juste et l’injuste.
C’est ce qui prouve que l’homme est plus sociable que les animaux comme les abeilles ou les fourmis : nous pouvons parler entre nous de ce qui est juste ou injuste, et prendre des décisions en matière morale et politique.
« C’est ce qui distingue l’homme d’une manière spéciale, c’est qu’il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste (…) ».
Arrêtons-nous un instant sur la différence de l’homme par rapport aux animaux. Aristote développe ici la notion d’un « propre de l’homme », ce que l’homme a en propre, ce qui le distingue de tous les autres vivants.
Le propre de l’homme, c’est donc d’avoir une parole qui ne soit pas seulement expressive (« j’ai chaud », « j’ai froid », etc.), immédiate et subjective, mais qui porte un jugement compréhensible par autrui. Je suis humain lorsque je parle, encore plus humain lorsque je me fais comprendre par autrui, encore plus humain quand autrui approuve ce que je dis.
En grec, logos, que l’on peut traduire par la parole, désigne aussi la raison. La raison humaine est ce qui rend possible la vie en commun.
Pour Aristote, la parole est politique, au sens où elle permet à l’homme de vivre en société.

Là où nous sommes le plus humain, c’est quand nous pouvons exprimer le bien et le mal, le juste et le juste, et le communiquer aux autres par la parole. Nous pouvons alors nous mettre d’accord pour coopérer.

Pour Aristote, la formation des communautés politiques est naturelle. Ce qui n’est pas naturel, ce serait de s’isoler pour vivre seul, comme le fait par exemple le réalisateur Sean Penn dans Into the Wild (2008).
Peu de temps avant de mourir, Christopher McCandless écrit :
« Happiness only real when shared. »
En forçant un peu le trait, on pourrait dire que ce qui n’est pas naturel pour l’homme, c’est le retour à la nature.

Alone in Alaska

Pour Aristote, le village, le bourg ou la ville n’est donc pas un artifice. C’est la destination naturelle de l’homme. Vivre en société est quelque chose de naturel pour nous. Nous nous développons en société conformément à ce que veut la nature pour l’homme.

Peut-on penser l’homme en dehors de la société ? Aristote cite Homère, se référant à la sagesse populaire grecque. Peut-on rêver d’un homme qui se suffirait à lui-même ? Ce serait un dieu, et non un homme. 
Celui qui se suffit à lui-même, dit un peu plus loin Aristote, « n'est en rien une partie d'une cité, si bien que c’est soit une bête, soit un dieu ». 
L'homme n'est ni un simple animal, ni un dieu. C'est un animal qui dispose de la parole et de la raison pour vivre et s'épanouir en société.

mardi 19 mars 2013

la matière et l'esprit, documents

Qu'est-ce que la matière ?

La matière est défaut de détermination : selon Aristote, c'est ce qui s'oppose à la forme.

Support de toute détermination, la matière devient alors très difficile à penser, précisément en ce que nous ne pouvons lui attribuer aucune détermination propre.

Plotin est conduit à faire de la matière un non-être, impassible et incorporelle.

"Elle n'est ni âme, ni intelligence, ni vie, ni forme ni raison, ni limite (elle est l'absence de limite), ni puissance (que produit-elle en effet?); déchue de tous ces caractères, elle ne peut être appelée être; il serait plus juste de dire qu'elle est non-être, et non pas au sens où l'on dit du mouvement et du repos qu'ils ne sont pas l'être; c'est le vrai non-être, une image ou un fantôme de la masse corporelle, une aspiration à l'existence."

Voir le commentaire proposé par Noël Pécout : que peut-on dire de la matière ?
Nous ne pouvons dire que ce qu'elle n'est pas.

La connaissance de la matière est aporétique, au sens où la raison tombe dans un embarras dont elle ne peut sortir.
La notion de matière n'est-elle pas fictive ?

Dans le non-être apparaissent des images, presque des fantômes. Nous sommes à l'opposé de l'Un, source de toutes choses. Mais nous rejoignons la pensée de l'Un, qui échappe également à toute détermination.


Pourquoi l'esprit s'oppose-t-il à la matière ?

L'esprit a conscience de soi.

"L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser : une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien."

Ce qui distingue l'homme de l'univers, selon Pascal, c'est que l'homme est conscient de ce qui lui arrive. Les forces sont incommensurables, mais l'homme peut se prévaloir d'être conscient.

Voir le commentaire de ce texte : la supériorité de l'homme est affirmée sur un terrain différent du rapport physique des forces. C'est de la conscience de lui-même que l'homme tire une supériorité paradoxale sur l'univers.


Comment se manifeste l'esprit dans la matière ?

Selon Hegel, la conscience de soi est la caractéristique de l'esprit. Ainsi, l'enfant se découvre esprit en voyant les effets de son action dans le monde, par exemple en observant avec plaisir les vagues que fait le caillou qu'il a jeté dans l'eau.

"L'enfant veut voir des choses dont il est lui-même l’auteur, et s’il lance des pierres dans l’eau, c’est pour voir ces cercles qui se forment et qui sont son œuvre dans laquelle il retrouve comme un reflet de lui-même. Ceci s’observe dans de multiples occasions et sous les formes les plus diverses, jusqu’à cette sorte de reproduction de soi-même qu’est une œuvre d’art."

Voir le commentaire de ce texte tiré de l'Esthétique de Hegel. L'esprit désigne tout ce qui porte la marque du travail humain. La matière, c'est ce que transforme le travail humain. La matière désigne les choses de la nature, que l'homme peut utiliser pour réaliser ses fins.

Jean-Paul Sartre oppose l'en-soi des choses au pour-soi de la conscience humaine. La manière qu'a l'homme d'exister comme esprit nous empêche de le réduire à un "en-soi" figé par avance.

"C'est aussi ce qu'on appelle la subjectivité, et que l'on nous reproche sous ce nom même. Mais que voulons-nous dire par là, sinon que l'homme a une plus grande dignité que la pierre ou que la table ? Car nous voulons dire que l'homme existe d'abord, c'est-à-dire que l'homme est d'abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l'avenir. L'homme est d'abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d'être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur ; rien n'existe préalablement à ce projet ; rien n'est au ciel intelligible, et l'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté d'être."

Jean-Paul Sartre, L'Existentialisme est un humanisme, 1946. 

L'homme est ce qu'il se fait. Le fait que l'homme existe doit être distingué du fait qu'une table ou une pierre est, bêtement posée là. L'homme existe d'abord, et il se définit ensuite par son projet, que Sartre conçoit comme l'expression d'une liberté radicale.